GENEALOGIE DE LA PSYCHANALYSE
Ed.P.U.F.(1985)
Cet essai au sous-titre
significatif, « le commencement perdu », est la reprise d’un
séminaire donné en 1983 à l’Université
d’Osaka. Il fait partie des travaux de M.H. qui ont pour point de
départ une réalité contemporaine, ici la croyance
régnante à l’inconscient, pilier de la psychanalyse.
Cette notion tenue pour incontestable relève en réalité
de « la déviance historiale » que constitue la conception
de l’Etre comme extériorité, c’est-à-dire
d’une méconnaissance de la nature du sujet, de ses pouvoirs,
du fondement de son ipséité. Elle rejette dans un arrière
monde la réalité de la vie – corps, action, affectivité
– déterminant ainsi la scission conscience / inconscience
qui disloque et atrophie ce sujet. Elle constitue aux temps modernes l’échec
de la philosophie occidentale à se saisir de l’essence de
la vie, Freud, loin d’être un initiateur, n’étant
que « l’héritier tardif d’une longue tradition
». Dans une démarche qui lui est familière et dont
le but n’est pas de dresser un tableau historique mais de rendre
clair ce qui est en jeu, un non-sens ontologique, M.H. opère, à
l’aide des principes de sa « phénoménologie
matérielle », une traversée des problématiques
inaugurales de Descartes, puis de la lecture faite par Heidegger de celui-ci,
de Kant, Schopenhauer, Nietzsche, Freud, renouvelant brillamment leur
interprétation de facon aujourd’hui très écoutée,
voire « absorbée ».
« Videre videor »
La philosophie de Descartes est une philosophie première en tant
qu’elle prend au Commencement. Descartes a situé celui-ci
dans le cogito qui est apparaître pour lui-même, abstraction
faite de ce qui apparaît en lui. « Nous sommes par cela seul
que nous pensons »,dit-il, c'est-à-dire que l’apparaître
ouvre le champ où il parvient à la révélation
de soi et que l’être n’est rien d’autre que «
ce qui fulgure comme l’effectivité phénoménologique
de ce champ »(M.H.). L’être n’est donc plus interprété
à partir de l’étant, Descartes ne dissociant pas essence
et existence. Ce cogito trouve sa formulation dans la proposition videre
videor – il me semble que je vois – car « il me
semble » désigne le sentir déchiffré dans l’essence
originelle de l’apparaître, un sentir immanent au voir, le
se sentir soi-même qui exclut l’ekstasis. Le traité
Les Passions de l’âme présente l’affectivité
comme constitutive de l’essence de la pensée, « la
passivité insurmontable de l’apparaître à l’égard
de lui-même, son auto-affection immanente »(M.H.). Suit l’analyse
des expédients cartésiens pour conserver, à travers
les distinctions du mode de donation phénoménologique, des
« cristaux d’apparaître »(M.H.), donation qui
exclut l’entendement.
Toutefois Descartes, qui n’a pas pris soin de définir l’ipséité,
n’a pas su se maintenir sur cette crète étroite. On
assiste à la ruine du cogito qui cesse d’être la condition
transcendantale de la vérité pour être confondu avec
le cogitatum, contenu ontique. Le cogito devient un voir. Le
premier cartésianisme était une philosophie de la subjectivité
radicale de la vie - où le voir demeurait frappé d’une
impuissance ontologique n’atteignant que l’image
de l’être, la représentation constituant une dimension
d’irréalité.Dès la IIIe Méditation,
la phénoménalité du voir s’installe dans la
problématique comme le milieu où science et connaissance
pourront progresser, les concepts fondamentaux sont livré à
l’amphibologie. Le videor est oublié avec cette
conséquence : le concept de conscience qui va conduire l’occident
signifie le voir, l’inconscient se définissant à partir
de celle-ci comme le mode limite de la phénoménalité
du monde. En témoigne aussitôt après le cas de Leibniz.
L’insertion de l’ego cogito dans
l’histoire de la métaphysique occidentale
Cette chute est éclairée par la lecture que Heidegger
(Nietzsche II), identifiant à celle de l’être la métaphysique
occidentale, donne du cogito dont il ne prend en vue que le déclin
et qu’il interprète comme auto-fondation de l’homme
qui usurpe les prérogatives de l’être. Ce serait un
percipere, une main-mise de ce sur quoi l’homme peut régner.
De plus, alors que l’ego pour Descartes signifie contemporéanéité
dans l’essence de la phénoménalité pure et
de l’ipséité, Heidegger voit en cet ego ce qui se
donne comme constituant la certitude de la représentation, en vertu
du principe, toute conscience d’objet est conscience de soi. Or
chez Descartes, l’essence originelle de la phénoménalité
exclut de soi la représentéité, ce qui lui permet
de s’essencifier comme un soi. Pour qu’il y ait ipséité,
il faut que l’apparaître s’apparaisse à lui-même
comme auto-affection sans distance et non dans la représentation
qui exclut l’auto-affection car le représenté est
douteux, seul est sûr l’ego, indépendant du voir. Heidegger,
qui confond le moi et l’homme, inverse cet ordre, conçoit
le moi de Descartes comme produit de la représentation.
Derrière l’étant heideggerien, se profile l’Idée
platonicienne, elle-même conséquence de la Physis, comme
condition d’ouverture à l’étant.L’Être
qui est transcendance pure a besoin de l’homme qui n’est rien
d’autre que de l’être quand l’être qui se
tient dans l’extériorité se donne à sa pensée.
Heidegger n’a pas vu que réduit au « je me représente
» le cogito est homogène à ce qui le précède,
à la vérité de la Physis. Il reproche à Descartes
de dégrader l’Idée en perception et de faire de l’homme
celui qui croit pouvoir donner la mesure de l’être, s’arroger
l’initiative de l’Ouverture, revendiquant scandaleusement
aux temps modernes le statut de sujet. Or pour M.H., c’est «
en tant que trouvant son essence dans l’ipséité [
que] l’homme prend naissance dans l’être, il ne crée
pas l’être, il est créé par lui, en lui, et
cela parce que, s’auto-affectant dans l’auto-apparaître
de sa venue à soi( ) l’être se détermine à
chaque fois comme ego ».
La subjectivité vide et la vie perdue : la critique
kantienne de l’âme
Dans son extraordinaire construction, dit M.H., « Kant a conduit
jusqu’au bout une métaphysique de la représentativité
– jusqu’à ce point extrême où, prétendant
se fonder ultimement en elle, c'est-à-dire soumettre à la
représentation sa propre condition de représentation, ce
n’est pas celle-ci qui est perdue, c’est le tout autre qu’elle,
soit cette condition elle-même, l’être du je pense,
l’essence de la vie ». Le chapitre décrit donc l’appareil
d’analyses, catégories, structures vides aboutissant, avec
le rejet de l’affectivité perçue comme support opaque,
à une conscience vide et formelle dans cette métaphysique
dont l’essence est l’ekstasis. Toutefois la radicalité
de cette démarche libère l’intuition abyssale de Kant:
l’essence qui apporte originellement l’existence, le pouvoir
inaugural de l’être, n’est pas l’ekstasis.
La vie retrouvée : Le Monde comme Volonté
En dépit de ses incohérences, Schopenhauer est
un philosophe majeur par la rupture qu’introduit son rejet de l’interprétation
de l’être comme représentéité. Sa reconnaissance
de deux essences hétérogènes, la Volonté et
la Représentation, doit se comprendre ainsi : de Kant il a hérité
la détermination par la représentation de toute connaissance
possible et le fait que le sujet connaît sans être lui-même
connu. Toutefois à ses yeux l’opposition sujet/ objet n’en
est pas une et cette structuration est incapable d’inclure l’essence
de la réalité. La représentation n’est que
la sphère de l’irréalité, aussi compare-t-il
au rêve le monde de la veille. Il faut donc dépasser la vérité
rationnelle et s’interroger sur le véritable mode de l’apparaître.
Il existe une réalité en soi, la Volonté qui n’a
rien à voir avec le libre arbitre et qui se donne grâce à
notre corps de deux façons : corps objectif, saisissable dans la
représentation ; corps invisible dont l’immanence apparaît
dans la conscience immédiate de l’individu. C’est ce
dernier qui, en analogie avec les forces qui sont au fond de notre être,
fournit la clé d’un univers mû par une volonté
affamée. Il s’agit d’une volonté de vie en laquelle
ce n’est pas la vérité qui veut mais la vie qui ne
cesse de s’atteindre, entachée d’un manque éternel
qui fait d’elle une roue d’Ixion. L’intuition extraordinaire
de Schopenhauer est que c’est ce mode de révélation
qui fait la réalité de la volonté.
Mais une concurrence secrète entre deux conceptions de la vie mine
de l’intérieur ce système : détermination ontique
de la vie comme désir sans fin, vouloir-vivre ; détermination
ontologique, mode originel de manifestation quand la vie désigne
le mode de donation à soi-même du vouloir qui s’éprouve
comme vivant. Toutefois Schopenhauer ne peut assurer le statut phénoménologique
de la Volonté qui fournit ce qui n’est pas dans la représentation,
l’immédiateté de la donation de la chose en soi dans
la conscience. Il recule, soumet la Volonté à la représentation,
finit par faire de celle-ci une chose inconnaissable, au contenu mort
et aveugle. Le dilemme accablant de la pensée occidentale se repose
dès lors avec plus de force : ou la représentation ou l’inconscient.
La philosophie du corps se défait à son tour, perd l’originalité
héritée de Maine de Biran pour devenir une philosophie négative
de la vie dont l’essence est reconstruite antithétiquement
à partir d’un monde phénoménal. Il s’ensuit
la dévalorisation de l’individualité dont espace et
temps forment le principe. L’art suppose un sujet impersonnel «
exe- mpt de volonté ». Or il est impossible, à partir
des formes de la représentation, de rendre compte de l’ipséité
qui réside dans l’auto-affection originelle de la vie, excluant
toute ekstasis.
L’absence de statut phénoménologique positif du concept
de volonté n’empêche pas que Schopenhauer a ouvert
la voie d’une philosophie de la vie appréhendée comme
vouloir-vivre. Qu’il n’ait pas découvert un mode de
révélation constitutif de l’essence de la vie livre
à l’inconscient la volonté en soi. Mais il a brisé
le diktat du paradoxe moderne où, plus la représentation
est critiquée dans son ambition de s’égaler à
la réalité, plus son empire s’étend comme unique
essence de la manifestation et de l’être, renversement des
valeurs qui s’achève dans le freudisme. Schopenhauer a découvert
la force et derrière la force celle de l’apparaître
qui la rend possible en tant que force, la vie.
La vie et ses propriétés : le refoulement
En dépit de sa découverte capitale de l’immanence,
Schopenhauer s’est contredit en dissociant la vie d’une Volonté
qui ne se contenterait pas de l’exercice immanent de son essence.
Cette Volonté, déchue au rang d’un vouloir-vivre qui
cherche sa réalité dans le monde de l’irréalité,
s’acharne à découvrir son fondement dans l’extériorité
de la représentation, c'est-à-dire là où elle
n’est pas. D’où l’évocation pessimiste
du recommencement du désir comme de son échec, la vie se
monnayant dans un monde d’apparences dont la prolifération
est le signe d’un vouloir en quête d’existence. Le salut
devrait dès lors s’accomplir par la médiation d’une
connaissance, la représentation. Il reviendrait à l’intellect,
pourtant qualifié de « valet » parce que producteur
d’irréalité, de transformer la vie, de l’aider
à renoncer à elle-même.
C’est toutefois à l’immanence de la Volonté
qu’est dû son caractère de désir sans fin, parce
qu’elle n’a pas de but, s’effectue en elle-même,
sans distance avec elle-même. Elle est donc vide, ce que Nietzsche
comprendra, et terrible. Vide parce qu’elle est pleine, qu’elle
n’a pas de regard. « L’affirmation de la Volonté,
c’est la Volonté elle-même », dit Schopenhauer.
Ainsi s’explique :1- Le statut de l’action, découverte
majeure de la philosophie de la vie. Dans l’idéalisme, l’action
est pro-duction, objectivation de la représentation. Schopenhauer
renverse ce procès : la Volonté est une action sans représentation.L’action
immanente ne se dépasse vers rien, l’action de la Volonté
est l’actualisation intérieure d’une essence qui ignore
le monde. Elle est donc infaillible et aveugle, ce qui lui vaut de recevoir
chez un Hartmann le nom d’Inconscient, initiative qui révèle
l’absurdité d’une métaphysique qui situe l’être
dans la représentabilité, alors que c’est le contraire
qui permet l’action. 2 - La conception du corps qui ne fait
qu’un avec ses propres pouvoirs. Il est immanence, inhérence
du vouloir à lui-même. Il est passif, rivé à
soi sur le fond de l’essence de la vie, faisant l’épreuve
originelle de soi dans le se souffrir soi-même, ce que Schopenhauer
appelle roue d’Ixion, ne voyant pas que le ne pas pouvoir est la
plus grande force, celle de la vie, passion de l’être.
3 – L’affectivité est présente partout
dans Schopenhauer, alors qu’elle était exclue jusque là
du débat philosophique. « La souffrance est le fond de la
vie », dit-il, structure a priori, « Mère de l’Etre
», dira Nietzsche à son tour. Mais en raison de la saisie
réductrice de la vie comme vouloir-vivre, Schopenhauer en fait
un concept ontique, ne prenant en vue que ses tonalités. Malgré
sa conception de la vie souffrante, il ne la considère pas comme
auto-affection originelle.
La conséquence en est le phénomène du refoulement
qui décide de la situation respective de la Volonté et de
l’Affectivité dans leur rapport à l’essence
de la vie. La Volonté ne représente rien, la Représentation
ne veut rien, elles sont extérieures l’une à l’autre.
Or la Volonté interdit certaines représentations, réfreine
l’intellect, elle est la condition de l’oubli et de la mémoire.
Ce pouvoir qu’a la volonté de refouler la représentation
constitue une aporie. Sa solution dans la phénoménologie
de M.H. : la représentation est refoulée en raison, non
de son contenu représentatif mais de son affectivité, elle
est en soi affective. Et pourquoi la Volonté repousse-t-elle la
représentation ? Parce que le mouvement du vouloir n’est
que celui de l’affectivité elle-même, son auto-mouvement.
Le renversement est donc nécessaire : ce n’est pas la Volonté
qui produit l’affectivité mais l’affectivité
qui suscite la Volonté, le procès du refoulement –
ce que la vie ne veut plus éprouver.
L’affectivité du vouloir est donc la même que celle
de la représentation : en tant que l’acte proto-fondateur
de l’extériorité s’auto-affecte, la formation
de la représentation relève toujours de l’affectivité.
L’affectivité de la représentation est celle du pouvoir
qui le forme – et qui décide de son refoulement. La représentation
refoulée n’est pas de l’inconscient, elle n’est
pas formée. L’inconscient n’existe pas non plus.
Vie et affectivité d’après Nietzsche
Bien qu’il ne les ait pas thématisées, Nietzsche a
pensé jusqu’au bout l’immanence et l’affectivité.
Dans cette « mé- taphysique de la plénitude »
(M.H.), l’être reçoit comme dans Schopenhauer le sens
d’être la vie et il appartient à la Volonté
de Puissance d’élucider cette essence. Car la vie est Volonté,
comme l’être lui-même, force qui est causalité,
expansion de la puissance à partir d’elle-même, «
originel accroissement de soi inclus dans l’inconditionnelle étreinte
avec soi »(M.H.). Parce que cette force est ipséité
et cohère avec l’hyper-puissance de la vie, elle est présente
en chacun, chez les faibles comme chez les forts. Nietzsche confiant à
de grandes figures mythiques d’incarner un invariant de la vie,
Dionysos, en tant que « dieu caché », est synonyme
de cette Volonté de Puissance.
De l’immanence de la vie découlent ces caractères
: la vie ne peut pas prendre position vis-à-vis de soi, ni se dédoubler
ni se défaire de soi, en vertu de la structure unitaire de l’être.
Elle ignore donc la liberté de n’être pas soi, comme
le demandent vainement les agneaux aux oiseaux de proie qui les dévorent
(Généalogie de la morale). L’âme aristocratique
accepte son égoïsme comme un phénomène naturel,
les forts le sont pour autant qu’ils sont. D’autre part la
vie est oubli, elle ignore aussi le pourquoi : rendre justice à
la raison comme Socrate serait ne plus rendre justice à la vie.
Quant à la maladie de la vie, elle est rupture de l’immanence
: regard sur soi, dégoût ou doute de soi, scientisme, perte
de croyance etc. Analyse de la faiblesse qui est désespoir et de
l’idéal ascétique qui légitime le ressentiment
par le renversement des valeurs.
L’affectivité, omniprésente chez Nietzsche, n’est
nullement dépendante de la Volonté à la différence
de Schopenhauer. Nietzsche, qui se tient toujours sur le plan phénoménologique,
voit dans la vie le dévoilement de soi dans l’ivresse de
soi. La Volonté de Puissance est pathos. L’apologie nietzschéenne
de la souffrance vient de ce que celle-ci prend place dans l’Un
originaire. Elle est cause des « dépassements de l’homme
parce qu’en elle réside l’essence du parvenir primitif
en soi-même en quoi consiste l’accroissement en tant qu’accroissement
de soi »(M.H.). D’où son action magique bienfaisante,
car la vie est jouissance: « Souffrance et joie ne sont pas deux
modalités de l’affectivité, elles constituent ensemble
l’unique essence de l’être en tant que vie, en tant
que le s’éprouver originellement soi-même dans l’accroissement
de soi et la jouissance de soi[..] elles constituent ensemble l’historial
de l’être en tant que la vie »(M.H.).
Le secret de l’homme n’est donc pas dans la connaissance objective.
« L’histoire essentielle est l’historial de l’absolu,
l’éternel passage en lui de sa souffrance à sa joie
»(M.H.). La philosophie de Nietzsche est le meurtre rituel du jeune
homme dépecé, « c’est la disjonction-projection
agrandie dans le ciel du mythe de la structure de la subjectivité
absolue »(M.H.). La souffrance et la volupté ne peuvent donc
se déployer l’une sans l’autre. « Dans l’essence
de la vie, le jouir de soi constitutif de cette essence trouve sa possibilité
principielle et consiste dans un s’éprouver soi-même,
lequel est originellement un se souffrir soi-même, soit la propre
possibilité de la souffrance. Ainsi le souffrir est-il dans le
jouir son effectuation même, comme effectuation non pas théorique
mais phénoménologique.[..] Se souffrir soi-même, c’est
parvenir en son être propre et en jouir[..]L’être n’est
pas, il est une venue, l’éternelle venue en soi de la vie
[..] la venue de la jouissance à partir de la souffrance, le souffrir
constitue l’apport de soi à soi du jouir, ils vont ensemble
et s’accroissent en même temps »(M.H.) – confirment
l’unité.
Les dieux naissent et meurent ensemble
C’est évidemment à l’aide de sa propre phénoménologie
de l’immanence et de l’affectivité et en usant de ses
propres notions que M.H. éclaire ce point central : le rapport
des figures mythiques de Dionysos et Apollon qui traversent l’œuvre
de Nietzsche, Dionysos étant le pathos de la vie immanente, Apollon,
sa représentation. « Je suis ce que je suis », ce cri
de La Généalogie de la Morale, est celui de la
souffrance, de l’amor fati qui signifie ne rien désirer d’autre
que la vie parce que le déploiement de celle-ci « qualifie
la structure originelle de l’être, c’est-à-dire
celle de la subjectivité absolue [...]Le besoin est besoin de soi
»(M.H.), alors que la compassion refuse la loi de l’être.
Parce qu’elle est vérité au sens absolu, cette vie
est bonne, elle est créatrice de valeurs, façon de glorifier
sa propre essence, sa richesse. Chaque action étant impénétrable,
il est impossible pour la morale d’établir des prescriptions.
Les valeurs ne sont donc que « la répétition, sur
le mode de l’irréalité archétypale, des effectuations
vitales dont elles procèdent » (M.H.). La vérité
de la connaissance n’existe pas (critique de Socrate), la conscience
est le principe de l’aveuglement : « chacun est à soi-même
le plus lointain »(N.). La science affirme un autre monde que la
vie, un monde objectif qui rapetisse tout, où « l’homme
n’est plus la demeure où l’être advient à
soi »(M.H.). En réalité ce qui est en question n’est
pas la connaissance mais l’ekstasis.
Pourquoi Dionysos et Apollon naissent-ils et meurent-ils ensemble ? Alors
que Schopenhauer considérait comme hétérogènes
Volonté et Représentation, Dionysos est « l’essence
de la vie qui s’auto-impressionne en souffrance et joie »(M.H.),
Apollon est la représentation mais Nietzsche ne la conçoit
pas comme autonome, elle est imbriquée dans l’affectivité.
Parce qu’elle est « l’Imago du monde aperçue
dans son Fond affectif »(M.H.), elle affranchit des terreurs de
Dionysos. Elle est donc affective dans son principe et dans son fond.
L’esthète ne peut être un spectateur détaché
comme le croyaient Kant et Schopenhauer, il porte en lui la terreur du
spectacle, car la vie est danger qui menace de l’intérieur
– comme plus tard chez Freud. La décharge réside dans
l’objectivation sous la forme d’une image irréelle
car « l’affectivité ne s’objective pas mais seulement
son image, le procès d’extériorisation demeure en
soi »(M.H. ).
De toute façon ce qui est libéré n’est pas
l’individu mais « l’unité de ce qui est présent,
l’historial de l’être en son souffrir et son jouir est
identiquement ce qui fait de lui un soi-même et l’essence
de la vie ».(M.H.). Dionysos souffre et jubile, son être originel
se confond avec ces forces qu’on ne fait que ressentir. Aussi est-il
invisible et ne paraît jamais lui-même en scène. Grâce
à Nietzsche l’aporie de Schopenhauer est levée à
propos du refoulement et de la Volonté inconsciente. « La
représentation n’est plus un déterminant ontique incapable
de savoir ce qu’il fait mais l’Archi Revélation de
l’Imago la connaissant avant de l’avoir déployée,
en tant qu’elle se connaît elle-même comme imagination
dans le pathos de sa souffrance et de sa joie. Le monde du jour et de
la nuit n’est plus une énigme, le premier trouve son principe
dans le second. La tragédie décrit de façon minutieuse
la naissance du visible dans l’invisible »(M.H.). La pensée
de Nietzsche est une pensée solaire mais « la mer se voile
sous l’éclat excessif du Grand Midi ».
Le perspectivisme de Nietzsche.
L’interprétation erronée de Heidegger.
Le singe de l’homme : l’inconscient
L’idée freudienne d’inconscient résulte de la
prise en compte de l’insuffisance de l’appareil conceptuel
de la psychanalyse. Elle repose sur une intuition capitale : l’essence
du psychique ne réside pas dans le devenir visible du monde. A
la suite de Schopenhauer, Nietzsche et avant eux Descartes, Freud se situe
dans le courant souterrain qui, à partir d’une philosophie
qui confie l’être à l’extériorité,
travaille à préserver le domaine de l’invisible, ayant
deviné que l’être en réalité exclut la
possibilité de se montrer tout en étant secrètement
tributaire de l’apparence. Disposant d’un matériel
pathologique incontestable, c'est-à-dire qui apparaît, il
a compris que, le donné conscientiel étant lacunaire, le
fondement de la conscience est solidaire d’une problématique
de l’inconscient. Au sens ontologique, l’inconscient ne peut
être qu’une détermination négative, le contraire
du conscient qui est le fait d’apparaître considéré
en lui-même. Au sens ontique, conscient désignant ce qui
est conscient, l’inconscient subsume pour Freud pulsions, déplacements,
lapsus, symbolique onirique : il constitue la limite de la conscience
représentative, toute apparition de l’étant s’accompagnant
forcément d’une disparition et réciproquement.
Toutefois l’inconscient va désigner l’ensemble des
processus dont la totalité cohérente détermine la
psyché, qu’ils soient conscients ou non. En proie aux contradictions,
la pensée freudienne oscille entre intuition phénoménologique
et retombée dans la représentéité, ce qui
va obscurcir le système. Première incohérence : à
l’instar de l’idéalisme schellingien qui estime que
toute création s’ignore elle-même et considère
son produit comme une réalité étrangère, énigme
dont la Différence ne peut être résolue que par l’Identité,
le processus freudien ne reconnaît pas comme son propre ce qui provient
de lui – rêve, association d’idées, formation
de symptômes psychonévrotiques. C’est cette représentéité
du produit coupé de sa racine qui sert de point de départ
à la détermination psychanalytique de l’inconscient.
L’intuition de la vie « dont le mouvement est pure épreuve
de soi, indépendamment de la lumière du monde »(M.H.)
va dès lors pouvoir être recouverte par le scientisme. Au
rêve devenu prototype des formes représentatives qui précèdent
la pensée, est substituée une formation langagière
en décalage avec la réalité, l’imaginaire pur
n’ayant rien à voir avec le langage. Ce qui va former l’inconscient
est un univers archétypal où toutes les significations de
la vie apparaissent en état de manque car c’est à
l’aune des significations idéales que tout est interprété
et réduit. Pourtant le besoin qu’un enfant a de sa mère
ne correspond pas à une signification langagière, la vie
ne répond pas à la question du sens, parce qu’elle
ne peut s’apercevoir elle-même comme telle.
D’un autre côté, Freud prend en compte le dynamisme
de la psyché, l’efficience des pensées inconscientes,
vise la possibilité de l’action , c’est-à-dire
l’essence originelle de l’être en tant que la vie. Pourtant
il dissocie la pulsion de ce qui la représente dans la psyché
(Repräsentanz), c’est-à-dire que l’inconscient
qui signifie originellement l’autre de la représentation
porte celle-ci en lui. Et cela parce que la non-représentabilité
n’existe pour Freud que sous la forme de la représentabilité,
sinon on ne pourrait rien savoir d’elle. L’essence de la psyché
est manquée. Conséquence du retour à la représentation
:le refoulement présent par le symptôme qui se substitue,
dit Freud, à quelque chose que le refoulement empêche de
s’extérioriser, « les pensées inconscientes
efficientes » qui voudraient se jeter dans la lumière de
l’ekstasis. Car dans le freudisme, la vie est malheur, l’en-deçà
du monde, l’inconscient est séparé de la réalité,
il est donc désir sans fin, comme dans Schopenhauer – un
désir dont ici la réalisation est pseudo réalisation
et qui doit troquer son être pour des symboles et des représentations
imaginaires. Contradictoirement Freud a établi le primat de l’affect
auquel se subordonnent les représentations. Or l’affect ne
saurait être inconscient, c’est-à-dire que le fond
de l’inconscient n’est rien d’inconscient. Dans le refoulement,
le sentiment est connu, seul son sens ne l’est pas, ce qui est refoulé,
c’est la représentation. Dès lors, l’affect
se transforme en angoisse, qui devient le point d’aboutissement
de tous les affects.
Freud n’a pas vu que c’est en fait la libido inemployée
et non le refoulement qui provoque l’angoisse. Mais il a compris
que le moi ne peut s’échapper à lui-même, c’est-à-dire,
dit M.H., que l’angoisse est le sentiment de l’être
en tant que la vie, le sentiment du Soi vécu dans l’angoisse
comme incapacité de rompre le lien qui la lie à elle-même.
« Freud n’a saisi de la vie que son fond obscur, il n’a
pas vu que la douleur appartient à l’édification de
l’être [..] que l’insupportable n’est pas dissociable
de l’ivresse et y conduit »(M.H.). Son recours à l’entropie
indique qu’il n’a pris en compte la vie que pour la liquider.
La fin vers laquelle tend toute vie est la mort, écrit Freud ,
Eros est seul « à s’opposer à la jouissance
complice de la mort »M.H.)
De toute façon « l’Inconscient n’existe pas »(M.H.),
le véritable inconscient désigne la vie, son pathos fondamental.
« Le freudisme est une pensée de la vie qui a été
incapable de s’égaler à son projet ».
Potentialité
Il s’agit de mettre un point final à l’objection déjà
formulée à Descartes : si l’être trouve son
essence dans l’apparaître et, bien plus, dans son auto apparaître
immédiat, comment soutenir l’effectivité phénoménologique
de la totalité exhaustive de l’être, que deviennent
les contenus conscientiels absents ? Descartes avait vu que toute faculté
qui est en notre esprit ouvre à une connaissance actuelle. Il n’y
a pas de conservation des souvenirs dans un magasin réceptacle
comme chez Bergson ou Freud. Dans la lumière, dit M.H., la puissance
ne vient jamais. C’est justement cette impossibilité de l’ek-stase
qui rend possible la force. Avec son projet d’établir l’existence
de l’inconscient à partir de son pouvoir, Freud s’est
placé devant l’abîme où se dissimule l’essence
même de tout pouvoir, l’inaptitude de principe à venir
jamais dans la condition de l’objet.
Maine de Biran avait saisi que le corps est au centre du débat,
corps entendu comme ensemble de nos pouvoirs dont l’être n’est
compréhensible qu’à partir de l’essence de la
puissance. Notre main, par exemple, n’est jamais un acte mais un
pouvoir subjectif de préhension. Cette possibilité ontologique
constitutive de la réalité, c’est la Potentialité
pour M.H. Ce pouvoir nous ouvre au monde. N’est monde que ce à
quoi j’ai une possibilité principielle d’accès,
chaque sens étant un pouvoir. Cette capacité principielle
d’accomplir le mouvement constitue l’être même
de mon corps, cet archi-corps que Nietzsche appelait la Volonté
de Puissance. La psychanalyse a abusé des médiations qui
sont autant d’écrans. Or la possibilité de se souvenir,
c’est la Potentialité. « Confier à la mémoire
le rassemblement de notre être, de tous ces morceaux de nous-mêmes
éparpillés dans l’extériorité absurde
de l’ek-stase [ ], c’est oublier que ce rassemblement s’est
déjà accompli : il est le Rassemblement intérieur
originel en lequel réside l’essence de toute puissance et
la mémoire elle-même, l’Archi-Révélation
de l’archi-corps, l’éternelle étreinte avec
soi de l’être et de son pathos et, avant sa dispersion illusoire
dans l’extériorité irréelle de l’ek-stase,
l’essence même de notre être »(M.H.).
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