La Barbarie, 1ère ed. Grasset, 1987

Notre monde ne va pas bien et cet essai brillant et passionné a hélas encore gagné en actualité. Lors de sa publication, alors que de leur côté des biologistes s’interrogeaient sur l’orientation éthique de la science, il a connu un grand succès. Son propos est de prendre en vue la catastrophe majeure de notre temps, la barbarie et de mettre en lumière sa cause : on ne saurait y voir un fléchissement ponctuel de civilisation comme il y en a tant eu. Il s’agit, montre M.H., d’une dénaturation de la vie tout entière dont l’essence est de faire effort pour se transformer et s’accomplir. Inversion de ce processus, la barbarie résulte de la progression aveugle de la technique, généralement considérée comme positive.
C’est sur les principes de sa phénoménologie que M.H. fonde son analyse d’une catastrophe qui touche en réalité à l’historial. La crise actuelle lui fait définir la relation de la culture à la vie, la nature de la science, celle de la technique, ainsi que celle de la communauté, de la société, du travail, le tout en faisant retour au concept central de cette phénoménologie lequel définit l’état de tout sujet, l’auto affection. Ce texte est un manifeste en faveur de la vie et non le pamphlet que certains ont cru lire. Ici aussi la description de ce texte serré ne peut que restituer son mouvement général et situer ses analyses.

Ce qui ne s’était jamais vu :

Alors qu’auparavant au déclin général d’une culture et d’une civilisation succédait une reprise grâce aux forces internes de l’homme qui fondent son activité économique, artistique, intellectuelle, morale, religieuse, on assiste aujourd’hui à un déséquilibre. Le développement sans précédent des savoirs scientifiques va de pair avec l’effondrement des autres activités. L’explosion scientifique entraîne la ruine de l’homme.

Ch. I : Culture et barbarie

Produit de l’auto transformation spontanée de la vie, la culture est un savoir originel, subjectif, de la vie. Ce savoir diffère du savoir scientifique, objectif, tel que l’a formulé au XVIe siècle Galilée, fondateur de la science moderne. Ce savoir repose sur l’abstraction des qualités sensibles du monde pour ne retenir que les formes abstraites de l’univers spatiotemporel c’est-à-dire des significations idéales, comme l’a bien vu Husserl. C’est pourtant la vie subjective qui donne originairement forme au monde de la vie, tandis que, dans la mesure où la conscience est pouvoir de faire voir, de se rapporter à des objets, elle fonde l’objectivité. Il faut toutefois aller au-delà de Husserl. La vie en réalité est exclusive de toute relation à un objet. C’est un savoir qui s’identifie à ce qu’il fait, opère du dedans et qui se confond avec son pouvoir. Bien qu’il soit la condition interne du savoir scientifique, le savoir de la vie ne voit rien. Descartes avait déjà compris que l’idée d’ipséité n’a pas d’objet, que l’esprit est pouvoir originel de révélation.
La science repose donc sur une double abstraction : 1 - une mise hors jeu des qualités sensibles et des prédicats affectifs, ce qui est légitime quand on vise à l’universalité. 2 - l’inconscience des limites de son champ de recherche. Elle n’a aucune idée de la vie, ne s’occupe que du milieu d’extériorité pure qu’est le monde, le « toujours dehors », l’objet qui n’est pas vivant. N’ayant aucun rapport avec la culture, se mouvant dans la théorie, elle ne peut concevoir l’aspect purement pratique de celle-ci. En effet, qu’elle soit grossière ou raffinée, la culture est toujours pratique – définition qui rejette la distinction culture / civilisation, souvent objet de débats. La subjectivité est tout entière besoin. Cette praxis revêt des formes élémentaires – biens utiles à la vie, nourriture, habitat, célébration de son destin, érotisme, organisation sociale, lois de la vie, travail. Elle satisfait surtout des besoins supérieurs, art, éthique, religion. Comment « ce Désir de la vie, ce désir de soi » a-t-il pu s’inverser ?

Ch. II : La science jugée au critère de l’art

Constater que la science se développe hors de la sphère de la culture n’est pas la condamner. Ce n’est pas le savoir scientifique qui est en cause, mais l’idéologie actuelle qui le tient pour l’unique savoir. M.H. choisit une ingérence de la méthode scientifique dans le domaine de l’art pour rendre sensible leur hétérogénéité – et la barbarie qui en découle. L’art est affectif en son fond, « il entre en résonance avec le monde dont tout homme en tant qu’habitant est potentiellement artiste ». A Eleuthère, ancienne forteresse grecque dont les remparts cyclopéens magnifiquement conservés sont défigurés par une ligne électrique à haute tension, à Daphni, vieil édifice orthodoxe dont les mosaïques font l’objet de destruction quand, anciennement restaurées à l’identique après un séisme, elles ne datent pas de la même époque que celles d’origine. D’un côté méfait de l’ignorance, de l’autre méfait de la prétendue science dans un domaine qui n’est pas le sien. Un monde par essence esthétique cesse ainsi d’obéir à des prescriptions esthétiques. Car il n’existe pas de totalité objective qui s’appelle le monde, celui-ci ne doit son unité qu’à la sensibilité individuelle. « L’individu est le tout de l’être ».
La science ne tient pas compte de ces lois. D’où les horreurs du monde moderne et les ravages des prétendues restaurations comme à Daphni, basilique du XIe siècle dévastée comme tant d’autres édifices de l’est de la Méditerranée par Paolo Mora, mandaté par l’Unesco, sous prétexte de « restaurations scientifiques ». Le sacrilège de ces restaurations touche à l’unité organique du substrat, analogon de l’objet esthétique qui est par essence imaginaire. L’art est la représentation de la vie, c’est-à-dire de l’invisible, et à chaque fois d’une essence subjective, d’une ipséité individuelle car il n’est autre que l’ensemble des figures de la vie, caractère qu’ignore la science. (Se reporter à Voir l’Invisible, essai sur Kandinsky, à reparaître prochainement dans Quadrige, PUF).

Ch. III : La science seule : la technique

Quelle est la parenté de la science et de la technique ?
La science repose sur une abstraction de la sensibilité donc de la vie. Son illusion, qui lui permet de réduire le monde de la vie, est de croire que les qualités sensibles sont celles du monde objectif, alors que celles-ci ne sont que l’objectivation, la re-présentation d’une impression qui prend son origine dans la subjectivité. C’est ainsi que s’est instaurée une hégémonie exclusive de la science qui se comporte comme si elle était en droit de dicter sa loi au monde. Dès lors, dans la modernité, la vie a cessé de se donner à elle-même ses propres lois. La science en effet est devenue technique, ses opérations puisant exclusivement leur possibilité dans un savoir théorique.
Quelle est l’essence de la technique ? Certains veulent voir dans la technique moderne l’affirmation de la maîtrise de l’homme sur l’univers des choses. Le progrès constituerait cette réalisation progressive présentée comme fin suprême de l’humanité. Mais la science ni la technique ne savent rien des intérêts supérieurs de l’homme. La technique moderne ne repose de fait que sur l’auto développement d’un savoir théorique livré à lui-même. Or l’essence de la technè est la praxis, le savoir-faire originel de la vie, singulier et individuel, l’expression de la vie, la mise en œuvre de nos pouvoirs subjectifs, forme première de la culture. Corps et Terre sont liés par une copropriation si originelle qu’elle exclut tout dehors. C’est ainsi que nous transformons le monde qui est le corrélat de notre mouvement – que nous devenons propriétaires de la terre.
Or quand ce déploiement de la praxis devient représentation, il y a bouleversement ontologique, l’action cesse d’obéir aux prescriptions de la vie, devenue objective, elle se produit dans le monde - usines, barrages, centrales, computers - de façon matérielle. A cela s’ajoute une inversion identique de la téléologie vitale dont Marx a reconnu les conséquences quand, se détournant des valeurs d’usage, des biens utiles à la vie, la production a visé l’argent, une abstraction. Le savoir s’est détourné de l’action vivante, il est devenu l’apanage de la science. Le rôle des travailleurs dans le monde moderne s’est amoindri, remplacé par des robots. L’atrophie des potentialités de l’individu vivant a entraîné un malaise – et une inculturation. La part du savoir de chacun est devenue minimale. La technique est devenue la nature abstraite, sans l’homme, barbarie qui a évincé la culture qui était auto transformation du vivant .La téléologie vitale est devenue économique – tributaire de la consommation et de l’argent. L’univers technique prolifère à la manière d’un cancer. Il n’y a plus ni question ni conscience pour la science, seulement sa réalisation objective, la technique.

Ch. IV : La maladie de la vie

C’est la subjectivité qui crée les idéalités de la science. Comme celui de la culture son acte inaugural est une modalité de la vie. Aujourd’hui toutefois la science et la culture sont en rapport d’exclusion réciproque – ce qui suppose un oubli : la science laisse s’échapper son propre fondement – ce qui se passe aussi quand la philosophie réduit la subjectivité à une condition de possibilité de l’objet. La praxis de la science conçoit la vérité comme étrangère à la sphère ontologique de la vérité vivante. Cette auto négation de la vie est l’événement crucial qui détermine la culture moderne en tant que culture scientifique, phénomène qui va de pair avec l’élimination des autres domaines spirituels.
Or tout homme se meut à l’intérieur du monde de la vie, il est épreuve de soi, subjectivité, singularité. Ce pathos fait partie de la vie qui s’auto transforme constamment - travail sur soi ayant pour but l’individu, aspect jamais pris en considération par la science. Voilà pourquoi vouloir rompre le lien qui lie la vie avec elle-même est impossible. Telle est la source de l’angoisse. L’hyper développement de la science moderne constitue une des tentatives majeures de l’humanité de fuir cette angoisse en même temps qu’il l’accroît. L’occultation par l’homme de son être propre est au principe de la barbarie.

Ch. V : Les idéologies de la barbarie

Il s’agit essentiellement des sciences humaines dont l’éclosion caractérise la culture moderne. Ayant en vue l’homme lui-même, elles prétendent à la vérité tout en faisant abstraction de l’Individu transcendantal que nous sommes, mettant hors jeu la subjectivité. Ces sciences sont donc sans objet, la prolifération de leurs recherches n’est plus reliée par une finalité unique. A leur vide thématique s’ajoute l’anarchie de leurs méthodes qui singent celles des sciences de la nature et du coup leur objet puisque toute méthode se définit à partir de son objet. « Leur carence référentielle »vient de ce qu’elles reposent sur une représentation de la vie, une objectivation irréelle qui doit tout à cette nature profonde de la vie – qu’elles méconnaissent. Ainsi de l’histoire qui repose sur la relation de l’homme à une Nature originelle, sensible et qui a besoin, en tant que science de découper ses phénomènes sur le Fond ontologique de l’historicité originelle, à laquelle elle emprunte ses lois, sa motivation qui est lire sa propre essence, mais qui oublie la qualité de son activité en prise sur des besoins subjectifs, individuels, au nom de méthodes quantitatives.
Théoriquement les sciences humaines entretiennent donc une relation incontournable à ce par quoi les hommes sont des hommes : corporéité, langage, historicité, socialité etc. Mais l’objectivisme de leur projet scientifique implique l’établissement d’idéalités, un traitement de type mathématique qui appauvrit le fait humain. Devant le suicide, la sexualité, l’angoisse, que valent des statistiques ?
A cela s’ajoute la désignation arbitraire des caractères essentiels qui ne sont plus temporalité, sensibilité, affectivité, intersubjectivité etc. La thématisation au hasard, le traitement quantitatif dénaturent la vie. Au pourquoi, on préfère le comment. On construit un système des équivalences idéales de la vie à partir non de la vie mais de sa représentation irréelle. Plus on accumule de connaissances positives, plus on ignore ce qu’est l’homme. Et pourtant la vie, écartée à notre époque, n’en subsiste pas moins sous une forme élémentaire, vulgaire, voire dans l’auto négation.

Ch. VI : Pratiques de la barbarie

La vie comme subjectivité possède un savoir qui est l’éthique, la praxis coextensive à cette vie. Car la vie s’éprouve comme valeur absolue, elle détermine les valeurs de son action qui n’est que l’actualisation de son pouvoir primitif de corps vivant. Son savoir ne diffère pas de son action et le mouvement même de la vie pour persévérer dans son être est auto affirmation. L’être de la subjectivité est expérience continuée de soi, effort sans effort, accroissement de soi qui ne demande rien à l’extérieur, immergé dans sa « Nuit abyssale », étreinte où son pathos se modalise selon les tonalités phénoménologiques fondamentales du souffrir et du jouir. Souffrir, charge de soi qui n’a rien d’empirique, poids de son existence propre incapable de se défaire de soi. Jouir, quand la souffrance de la conservation se change en ivresse de l’abondance.
Tel est le point source de toute culture comme de sa réversion possible en barbarie. La subjectivité vivante étant force contrainte de se prodiguer, la culture est l’ensemble des entreprises et des pratiques dans lesquelles s’exprime la surabondance de la vie. Cette condition ontologique est à l’origine des mythologies comme distanciation des effrois originels, de la poésie comme délivrance, elle habite en fait chaque besoin. Cette force, jamais niée en son immanence radicale, ne se décharge pas, elle s’actualise. Son action se porte à la hauteur du pathos de la vie afin d’accomplir l’historial de celui-ci. Ces formes d’action à la mesure de notre relation pathétique à l’être sont les créations de la culture en tout domaine et pas seulement l’art. Toute culture est donc libération d’une énergie, déploiement de son être, accroissement qui lui permet d’être elle-même. Elle ne se limite pas à des œuvres mais s’étend à la vie tout entière.
La barbarie procède comme la culture de l’Energie originelle, mais elle est l’inversion de cette énergie. Car l’élimination de la vie n’est pas possible. Et c’est là qu’intervient la responsabilité de la science qui a écarté d’elle tout ce qui est subjectif. La culture en effet dispose le monde de façon qu’il s’offre comme une image de son besoin d’accroissement : habitat, tombes, édifices publics, tout cela qui permet à l’homme de réaliser son essence, de sentir, de voir, d’aimer, d’agir davantage. Mais dès que l’organisation du travail par exemple ne s’enracine plus dans la subjectivité organique, le travail devient insupportable, son mouvement reste bloqué dans un souffrir qui ne se dépasse plus en jouir. L’énergie ne subsiste que dans le refoulement, créatrice d’angoisse. Elle cherche à se libérer par un soulagement immédiat, se replie sous des formes frustes du sentir, du penser, de l’agir, augmentant son mécontentement, engendrant la violence.
Les figures de la barbarie sont là, comportements grossiers, fuite frénétique dans l’extériorité engendrant l’échec à se débarrasser de soi, idéologie scientiste, positiviste qui se substitue à la science, démission de la vie transcendantale, engluement dans la télévision qui est la vérité de la technique, avec sa recherche de la brutalité du fait, l’incohérence de ses images qui se substituent à la vie personnelle, sa censure idéologique qui rassemble les stéréotypes d’une époque etc.

Ch. VII : La destruction de l’Université

Primitivement destinée à transmettre la culture à l’état pur et dotée à cet effet d’un statut particulier, l’Université est aujourd’hui détruite non seulement par la barbarie environnante mais par celle qui s’est infusée dans ses méthodes. Le savoir qu’elle dispensait signifiait entrée en possession de soi, même si ultérieurement l’étudiant était soumis à l’activité typée et stéréotypée d’une profession. Aujourd’hui le développement de la culture le cède à celui du développement technique autonome qui régit la finalité de toute formation. Pour des raisons de débouchés, l’individu est soumis à un conditionnement aliénant. D’autre part c’est de l’intérieur que l’Université est ruinée par l’idéologie de la technique La transmission du savoir est soumise au leurre de la pédagogie qui substitue aux riches contenus de la culture les prétendues conditions de son enseignement, ce qui dispense tout le monde d’une culture véritable – alors que la nature du vrai savoir, intemporelle, toujours contemporaine, ne peut être transmise que si celui-ci est revécu par celui qui le dispense. Devenue galiléenne, l’Université ignore à son tour l’humanitas de l’homme.

Underground

Le rejet de la culture dans une clandestinité qui en change la nature et la destination caractérise la modernité. Le propre de cette barbarie moderne est de s’accomplir à l’intérieur d’une forme de culture, le savoir scientifique. La négation de la vie qui a pris l’allure d’un développement positif aboutit en réalité au ravage de la Terre par la nature a-subjective de la technique. Elle est également ruine de la communauté. Car toute société repose sur une intersubjectivité. Cette interaction des subjectivités implique la répétition d’un savoir dans les formes supérieures de la culture et pour le reste joue spontanément par intropathie et imitation L’abaissement actuel vient de l’aliénation par les médias de l’ère technicienne qui infusent l’hébétude à notre société matérialiste. Ces médias sont totalement étrangers à ceux de la culture qui aidaient l’homme à se surpasser. C’est le règne de l’insignifiance, de l’actualité, de la fuite dans la paresse intellectuelle. Non contents d’ignorer la culture, ils imposent leurs valeurs et leur insupportable ennui. Vouée à l’incognito, la culture a été boutée hors de la Cité. « Le monde peut-il encore être sauvé par quelques uns ? »