Les romans
de Michel HENRY
Après la première série
d’essais qui traitent des questions essentielles de la vie, nous
avons choisi de présenter les romans de M.H. Tenté en ses
débuts par la littérature, il a toujours estimé la
création romanesque complémentaire de l’analyse conceptuelle.
Il est vrai que s’y prêtait la qualité de sa phénoménologie
qui renverse le rationalisme occidental assujetti à la définition
de « la vérité, dit-il, comme objective, impersonnelle,
universelle » au prix d’une dénaturation et d’une
mutilation de ce territoire de la vie dont son œuvre a situé
et restitué l’étendue. Car le roman dont l’imaginaire
est inséparable d’un pathos met en œuvre l’individu,
« lieu où la vérité se manifeste, fond de l’être
qui est force et affect ».Alors que l’approche conceptuelle
met à distance le caractère étouffant de l’existence,
dit-il encore, le roman témoigne au contraire de cet « écrasement
contre soi de la vie », passive devant elle-même, de son enfoncement
dans « la nuit intérieure de la subjectivité concrète
», là où se forment action, effort, sentiments. Pourtant
si l’imagination est « la faculté incroyable de la
vie de dépasser toujours ce qui est donné », elle
suscite un allègement quel que soit ce qui est décrit. Il
disait aussi, « j’adore raconter des histoires » et
se proposait d’en composer d’autres…
Le thème de ces romans, les trois premiers du moins, n’est
autre que le dévoilement de l’essence de la vie. Celui-ci
s’accomplit dans l’épreuve d’un personnage qui
est également le narrateur, un récit perspectiviste étant
seul apte à restituer la qualité pathétique de son
expérience. Il appartient toutefois au lecteur d’en saisir
la signification, aucune thèse ne lui est infligée ni explicitée
comme dans La Nausée ou Le Mur de Sartre qui
glosent l’angoisse selon Heidegger.
Le jeune officier (Gallimard,
épuisé, en pourparler de réédition)
Rédigé rapidement début
1947 durant un séjour de ski en Haute-Savoie, ce premier récit
exploite une conversation que M.H. avait eue avec un ami polytechnicien,
D.C., son dédicataire, qui venait de faire son service militaire
dans la marine et lui avait raconté les difficultés de la
dératisation sur les bâtiments de guerre. Cet écrit,
antérieur à La Peste de Camus, publié en
1948 et dont le thème n’a rien à voir avec le sien,
constitue également un hommage à la mémoire de son
père, commandant de marine qu’il n’avait pas connu.
Engagé dans la rédaction de son livre sur le corps, il l’avait
remisé dans un tiroir d’où il avait été
exhumé par une amie qui l’avait adressé en 1954 à
Roger Nimier, enthousiasmé et qui voulait lui faire avoir le Goncourt.
Ce récit n’est pas étranger pour sa symbolique à
la fois énigmatique et habilement réductrice à l’admiration
de M.H. pour Kafka qu’on venait de découvrir et qu’il
tenait pour l’écrivain le plus drôle qui soit.
Un jeune officier en service pour son premier poste sur un aviso reçoit
l’ordre de son commandant de trouver moyen d’exterminer les
rats qui prolifèrent sur le bâtiment, dévorant les
provisions, mordant les marins, constituant un risque d’épidémie,
alors que tout a été vainement tenté. Après
de longs calculs passionnés menés dans l’isolement,
le jeune officier pense avoir découvert une solution. Elle réussit,
les rats à une escale s’enfuient du bateau. Un amiral monte
à bord pour décorer le jeune officier. Des barques s’approchent
pour livrer des provisions, dont des sacs de farine dont l’amiral
veut inspecter la qualité. Il y découvre une superbe portée
de petits rats...
Coulée rigoureuse d’une écriture sobre, échelonnement
savant d’indices volontairement pragmatiques, sérieux exigé
d’une mission de type militaire, le poids de cette convergence sémantique
invite discrètement à dépasser l’apparence
d’une affaire de rats. Il ne s’agit pas, comme on l’a
cru, de l’impossibilité d’éradiquer un mal qui
se tiendrait dans la lumière du dehors. M.H., qui est alors plongé
dans sa découverte de Maine de Biran, a compris les implications
d’une conception de l’immanence, l’impossibilité
métaphysique de la vie de se séparer de soi, de se tenir
à distance d’elle-même – de ses instincts, de
ses pulsions, de son vouloir prendre, de tous ses mouvements, bref des
possibilités bonnes ou mauvaises qui font d’elle la vie.
Saisissant tout à partir de son obscurité, elle ne peut
se défaire de sa condition. Les rats font partie du navire, lequel
est la projection emblématique de l’individu. Le jeune officier
dont le regard s’attarde si volontiers sur l’infini de la
mer est l’apprenti métaphysicien victime de l’illusion
d’une éxigence rationaliste. Il a cru pouvoir dissocier ce
qui ne peut être désuni – et il échoue.
L’Amour les yeux fermés,
Gallimard, collection blanche et livre de poche, prix Renaudot 1976
La phénoménologie de M.H.
qui fait du sujet le lieu de la vie ne s’est pas, on l’a vu,
limitée dans ses essais à une problématique traditionnelle.
La grande étude qu’il venait d’achever sur Marx, l’abîme
qu’il avait constaté entre les analyses géniales de
celui-ci et la dénaturation de sa pensée par les régimes
politiques qui s’en réclament, l’avaient décidé
à décrire la malfaisance des idéologies qui masquent
la volonté de quelques uns de s’emparer du pouvoir et d’imposer
leur tyrannie à leurs compatriotes terrorisés. A cela s’ajoutait
son expérience de l’Europe de l’Est ainsi que les atrocités
des régimes maoïstes et cambodgiens, suivies de l’anéantissement
d’anciennes cultures. Ce roman évoque au premier plan, en
termes d’historial et non d’histoire, l’autodestruction
de la vie par le politique.
Voilà pourquoi ce désastre d’une communauté
est situé dans l’intemporalité et se déroule
dans une cité imaginaire qui réunit toutes les splendeurs
des métropoles prestigieuses de la Méditerranée d’antan.
La fiction peut ainsi dégager librement le principe secret à
l’œuvre dans les violences dont le narrateur est témoin
et systématiser le retournement de la vie contre soi qui est à
l’origine de la ruine d’une civilisation exceptionnelle, parvenue
à son plus haut degré d’accomplissement. Car cette
communauté qui chancelle impose ce paradoxe : ce n’est pas
à des coups extérieurs qu’elle succombe. Chez la plupart
des individus qui la composent, la vie a dressé contre soi sa puissance
au lieu de poursuivre son accroissement – même si les causes
de ce retournement que discerne le narrateur, ainsi que les explications
qu’il reçoit, à la fin, du Grand Chancelier, magistrat
suprême de la ville, ne peuvent épuiser tout à fait
le mystère.
Le récit de cette catastrophe est fait par un étranger,
Sahli, en mission à l’Université, et qui s’émerveillait
de vivre dans cette cité dont la splendeur architecturale et la
vivacité, le charme des habitants dépassaient ce dont il
rêvait. D’abord ironique devant les sottises débitées
dans les amphithéâtres et approuvées par la démagogie
de ses collègues, puis inquiet de la disparition de son meilleur
ami, impliqué dans le danger par une vengeance féminine,
menacé de mort lui aussi, il assiste effaré à l’engrenage
d’une révolution qui broie inexorablement les êtres,
même quand ils sont complices, et qui détruit progressivement
toutes les réalisations architecturales qui faisaient le prestige
de la ville, abolissant systématiquement tout ce qui pouvait rappeler
la magnificence d’antan. Les événements se succèdent
rapidement, obéissant à une logique implacable : troubles
fomentés par des intellectuels médiocres dont l’idéologie
égalitaire, l’exaltation des bas instincts comme trouvaille
libératrice, attisent le ressentiment d’une société
affaissée, affaiblie par une prospérité qui a engendré
l’inaction, récupération en sous main de l’anarchie
par des meneurs avides de pouvoir, insécurité,délation,
racisme social, réquisitions, famine, persécution de toute
activité spirituelle ou intellectuelle, exécutions de masse,
incendies – tout cela qui va asseoir la dictature, le désordre
engendrant le besoin d’ordre, sous la forme du fascisme. «
La violence, force dévoyée qui, dit ailleurs M.H., ne porte
plus en soi la raison de la vie », se déchaîne contre
tout ce qui est grand et beau. C’est la haine des faibles contre
les forts, le refus du travail, la persécution des artisans taxés
d’exploiteurs, bref l’empire des « nivellistes ».
En contrepoint, la vie subsiste malgré tout. « La vie ne
mourra jamais », écrit M.H., « la vie est bonne ».Et
c’est l’aspect le plus important du roman. Même quand
tout s’écroule autour de lui et qu’il se doute que
son ami a été assassiné, le protagoniste éprouve
en lui la force de cette vie. Elle n’est plus la joyeuse activité
qui emplissait peu avant les rues mais le retranchement de l’existence
personnelle, suggéré par le titre du roman. C’est
dans le secret que les individus continuent à aimer, à croire,
à penser, à goûter la plénitude de la vie,
sachant fermer les yeux c’est-à-dire refusant de se laisser
aliéner par les événements, découvrant ainsi
la véritable condition de la subjectivité qui est clandestine,
invisible – expérience que M.H. avait faite pendant ses années
de résistance. « L’hi-stoire des individus n’est
pas celle du monde », écrit-il, « un monde qui sera
sauvé par quelques uns ». Le narrateur, ami du poète
Ossip et de Nadejda, sa femme – imaginés d’après
le couple des Mandelstam et qui vont fuir la ville -, épris de
la belle Deborah qu’il refuse de quitter et dont il ignore l’identité
qu’elle tient cachée – elle est la fille du Grand Chancelier
-, assiste avec elle aux derniers moments de cette ville désertée
par tous ceux qui ont pu partir. Sous un ciel d’apocalypse, elle
est anéantie par l’incendie. C’est un petit tableau
de l’école de Lucas de Leyde au Louvre qui avait suggéré
l’idée de cette fin à M.H.
Ce n’est pas par esthétisme que ce récit évoque
constamment tel ou tel édifice d’Aliahova lors des courses
nocturnes que le narrateur fait dans la ville avec Deborah. Il s’agit
du bien de la communauté, de son héritage, de son identité.
Les créations des architectes, des sculpteurs, des peintres procèdent
d’une initiative individuelle mais leur venue à l’être
a son répondant en chacun, découvre et libère en
nous une dimension qui était déjà là, d’où
le sentiment d’élargissement que provoque leur réussite.
De plus toute œuvre est tributaire d’un acte de mémoire
qui la recrée, la rend contemporaine et cette recréation
spontanée soude une communauté. M.H. qui estimait que le
langage n’est qu’une vitre qui permet de voir ce qui est dit,
avait voulu que celui qu’il emploie pour évoquer cette dimension
de l’art soit en prise sur la force de la vie, qu’il restitue
son pathos.
Le Fils du Roi,
Gallimard 1981
Le thème de ce roman aussi
énigmatique que dérangeant n’est autre que l’article
principal de la phénoménologie henryenne de l’immanence
: l’être n’est pas extérieur à l’homme,
il habite en chacun de nous. L’identité extérieure
de notre état-civil dissimule notre condition véritable,
nous sommes tous « fils du roi », c’est-à-dire
de la vie – de Dieu dira plus tard M.H. Pour accentuer le paradoxe
de ce lignage, le secret de toute ipséité donnée
à soi-même dès l’origine, la noblesse invisible,
incroyable au point de paraître folle, de notre condition, il a
situé son roman dans un asile psychiatrique. José, le protagoniste,
fait partie des malades. Il ne cesse de proclamer qu’il est «le
fils du roi »devant ses médecins. Eux voient en lui un paranoïaque
intelligent qu’ils aimeraient rendre à l’existence
sociale ordinaire, après l’avoir guéri.
Or José est aussi le narrateur et tout le roman repose sur un cache-cache
avec le drame christique – illusion/ réalité - habilement
suggéré, justifié par la revendication de l’état
de fils du roi : « la splendeur de ma condition », dit José
qui perçoit la différence entre sa mine de pauvre hère
et l’évidence qui l’habite. Car il y a parmi ses compagnons
d’infortune un mystérieux Jonathan qui a disparu parce qu’il
invectivait Sandra, qui doit sa situation d’assistante du directeur
à ce qu’elle est sa maîtresse. Il aurait dit auparavant
au jeune Joannès, « c’est avec un autre que tu dois
aller ». Il y a une ancienne prostituée, la belle Wanda à
la longue chevelure, accablée de culpabilité, qui renversera
des parfums sur José lors du banquet à venir. Tout un groupe
de malades est magnétisé par José qui les apaise,
allège leurs tourments. Il ne procède pas par des paroles,
des explications, des « représentations » comme le
fait la psychanalyse. Un simple geste, une écoute qui est compréhension
et amour leur fait accepter leur souffrance. Car il souffre lui aussi,
toute expérience d’autrui étant celle qu’un
moi fait de l’autre comme alter ego, toute communauté étant
fondée pour M.H. sur la reconnaissance de l’autre à
l’intérieur de soi. Dès lors, au lieu de rester livrés
à eux-mêmes, les malades brisent leur silence, parlent entre
eux se réunissent dans un coin du parc à l’étonnement
du corps médical déconcerté mais plutôt bienveillant.
« Ce troupeau de réprouvés » va jusqu’à
organiser une fête qui rassemblera même les plus délabrés
mentalement…
Pour sa galerie de délirants, M.H. s’était reporté
aux descriptions extraordinaires de Pierre Janet, le grand psychiatre
français, rival de Freud. Elles l’ont aidé à
diversifier les modes de cet « écrasement contre soi de la
vie » que la folie porte au paroxysme. Car cette dernière
n’est que l’isolement de l’affectif, l’exagération
de ses voies, non comprises par les êtres modérés
que sont les gens normaux. Il y a celle qui croit n’avoir plus de
corps, le facteur d’orgues persuadé qu’il est mort,
Vania hanté par la disparition des êtres et qui recueille
sur des carnets le nom de tous ceux qu’il rencontre, Charles, l’obsédé
sexuel qui croit souiller les femmes à distance, Marthe la dodue
qui croit léviter, Auguste champion de bridge qui se prend pour
Protos, l’Esprit qui souffle sur les eaux, Solange, la grande bourgeoise
toujours fatiguée, l’agoraphobe qui ne circule autour de
son lit qu’avec une ficelle qui l’y relie etc.
Plus étrange encore est Marietta, jeune femme gracile d’une
extrême beauté, douée de télépathie,
qui voit flotter une croix sur la tête de ceux qui vont mourir.
Elle prétend qu’elle est Lucile, dit à José
qu’elle est sa sœur. Pour ce personnage M.H. s’est souvenu
de la Lucile de Chateaubriand, sa véritable sœur au destin
tragique et qui était si proche de son frère. Marietta-Lucile
veut fuir avec José sur les hauts plateaux proches de la ville,
prétend l’épouser, comme autrefois les rois qui ne
s’engageaient qu’avec des femmes de leur condition. Après
la fête qui a été un grand succès, un moment
de bonheur et de fraternité chez ces isolés, elle entraîne
José qui a refusé sa proposition jusque dans une bergerie
écroulée, dont ils reviennent aussitôt, fourbus, et
pendant que José s’effondre, elle se suicide.
Blanc dans le récit.
En dépit de sa supériorité intellectuelle et de son
ouverture affective, José est un fou. Il évoquait dès
le début « son esprit cotonneux ». Après ce
drame, la seconde partie du roman, très brève, diffuse une
sorte de brouillard sur ce qui vient d’être narré.
Etait-ce un rêve, une divagation ? Lucile a-t-elle existé,
elle qui prétendait que Marietta n’était qu’un
pseudonyme. Est-ce le même hôpital ou l’a-t-on transféré
dans un nouveau où il ne reconnaît plus personne ? Or c’est
Marietta que José croit reconnaître en chaque infirmière
qui s’occupe de lui avec une sollicitude professionnelle. Son esprit
sombre dans l’obscurité, bien qu’il prétende
toujours qu’il est fils du roi .On va donc le soumettre au supplice
des électrochocs, son corps se cabrera, parcouru par leur onde
terrible, il hurlera mais « la vérité est un cri ».
Rien ne pourra l’atteindre « puisque aussi bien, dit-il, je
suis le fils du roi ».
Ce roman fascinant que M.H. qualifiait « d’assez carcéral
», dans la mesure où il exprime « la vie enivrante
et en même temps étouffante, sa tension terrible »
lui a fourni l’argument d’une pièce radiophonique,
La vérité est un cri.
|