Voir l'invisible , essai sur kandinsky

Cet essai publié en 1988 chez Bourin et qui sera prochainement réédité aux PUF (Quadrige) fait partie des applications particulières de M.H. au pouvoir de la vie. Ici il est question de la positivité suprême que ce pouvoir revêt dans la peinture. Grand connaisseur de cet art, M.H. aimait particulièrement, outre les productions anciennes et classiques allant jusqu’au XVIIe siècle, les créations véritablement abstraites du XXe siècle, dont celles de Kandinsky qui en a présenté également la théorie dans ses écrits, Du Spirituel dans l’art (1911), Point, ligne, plan (1926) notamment, qui contiennent des formules quasiment phénoménologiques. M.H. les avait relus après la grande exposition de Beaubourg en 1984-5 qui regroupait toutes les périodes de l’artiste et qu’il avait visitée plus de quinze fois avant d’aller à New York voir dans les réserves du Guggenheim d’autres réalisations éblouissantes de ce grand peintre. Toutefois s’il considérait cet essai comme un devoir de mémoire envers Kandinsky – « toutes les pensées sont liées », disait-il à propos de sa volonté de faire valoir généreusement l’œuvre de ses prédécesseurs - son interprétation élargit sans doute les intuitions de celui que Tinguely nommait « l’Ouvreur ». Car il a su congédier la figuration, équivalent esthétique pour M.H. de l’objectivisme moderne, de son vide et de son désarroi qu’il venait de critiquer dans La Barbarie. La visée finale du livre, empli d’une passion communicative et aisé d’accès, est de montrer que toute grande peinture, en réalité, est toujours « abstraite », c'est-à-dire non mimétique d’une extériorité parce que « le monde qu’elle peint est un cosmos dont l’unité prend racine dans le pathos de notre vie invisible » – pathos désignant la passivité première de la vie, une auto affection qui s’allège par un mouvement d’accroissement de soi.

Introduction : K. est l’inventeur de la peinture abstraite, non pas ce avec quoi on la confond, le cubisme, la non-figuration qui ne font que prolonger une tradition picturale de représentation. Là où les grandes esthétiques, de Platon à Kant, Schelling, Hegel, voire Heidegger ont échoué, K. a deviné que l’art constitue une connaissance métaphysique : son acte initiatique puise sa structure de l’Etre sa possibilité.

Intérieur, extérieur. L’invisible et le visible : Ces deux oppositions, constamment utilisées par K., correspondent, dit M.H., à la façon dont nous vivons notre propre corps : d’une part nous coïncidons intérieurement avec lui dans l’exercice de ses pouvoirs ; de l’autre nous nous le représentons comme une réalité extérieure. Ce sont ces deux modes d’apparaître que K. étend à tous les phénomènes. A la visibilité du monde, il oppose l’intérieur qui n’est nullement la réplique, tournée vers le dedans, d’un dehors - parce que, dit M.H., dans l’Intérieur il n’y a pas de distance, de mise en monde, l’Intérieur se révèle à la façon de la vie, comme un pathos, c’est-à-dire que la vie se sent et s’éprouve elle-même immédiatement, coïncide avec soi en chaque point de son être. La peinture abstraite n’est pas mimesis d’objets effectuée dans la lumière du monde, elle ne « représente » pas quelque chose. Son faire voir a pour but de faire voir ce qu’on ne voit pas.

Ce que veut dire abstrait dans l’expression peinture abstraite désigne cette réduction au sens phénoménologique, une remontée à l’origine de ce pathos. Il ne s’agit donc ici ni du cubisme où l’objet dicte à l’artiste les règles de sa déconstruction / construction (Picasso, Braque) ni de l’abstraction géométrique de Mondrian ou de Malevitch qui provient elle aussi du monde. K. ne remanie pas la figure perceptive, il restitue le mouvement de la vie invisible dans son inlassable venue à l’être, son jaillissement intérieur continu. Le point de départ de sa peinture est l’émotion, un mode plus intense de la vie. « L’œuvre existe abstraitement, avant sa matérialisation qui la rend accessible aux sens », écrit-il en 1914. L’artiste, explique M.H. est donc le lieu de la venue de la vérité intérieure de celle-ci, il offre à l’œuvre sa propre chair et parce que le contenu que la peinture veut exprimer est la vie, c’est à l’intérieur d’un devenir que l’art se situe, c’est cette pulsion de l’Etre en nous à laquelle il appartient qu’il a pour mission de soutenir et de porter à ce point extrême que K. appelle « l’extase ». D’autre part la vérité de l’art étant une transformation de la vie de l’individu, l’expérience esthétique est liée à l’éthique – d’où l’extension pratique à toute l’activité humaine qu’a conçue le projet grandiose du Bauhaus.

La forme pose cette question : si le contenu abstrait de l’art est étranger au monde, les moyens de cette représentation n’appartiennent-ils pas au monde dans la mesure où ils sont visibles ? K. répond qu’expression matérielle (forme, couleur) du contenu abstrait, l’œuvre est fusion indissoluble de l’élément intérieur et de l’élément extérieur. Car à l’inverse de la conception hégélienne où l’intérieur n’est que la subjectivité indéterminée et vide à laquelle l’extérieur donne forme, pour K. la subjectivité vivante avec ses modalités affectives, ses émotions concrètes, sa vibration, constitue la plénitude de l’être en dehors de laquelle il n’y a rien. Ce primat de l’intérieur libère de la subordination au monde. Au contraire de l’art réaliste où le choix de la forme dépend de l’objet, ce que K. nomme Nécessité Intérieure constitue le seul critère de cohérence. La loi de construction réside dans une réalité purement « spirituelle ». Il s’agit de restituer, dit-il, « la vibration de l’âme », cet invisible que sont nos pulsions, nos affects, notre force.

La forme picturale pure s’obtient par l’identification de la forme au contenu. Insoucieuse des objets de la perception, la peinture abstraite œuvre hors signe de ces objets. Elle crée un univers formel nouveau en faisant jouer l’infinité des formes possibles, librement conçues. Car dès 1914, K. avait compris que la déformation des corps existants n’était pas une solution suffisante. D’où l’émancipation des couleurs qui peuvent être dissociés des formes.

La forme abstraite : la théorie des éléments : Dans Point, ligne, plan, K. fait la théorie de base de la peinture. Comment exprimer la vie invisible, ce que M.H. nomme « l’étreinte sans visage en laquelle la vie se possède elle-même » ? Démonstration en est faite par K. au moyen d’une simple lettre de l’alphabet détachée de son contexte et qui acquiert son autonomie formelle, possède une tonalité gaie ou triste, languissante ou orgueilleuse. L’artiste joue avec la tonalité affective de l’élément choisi pour sa capacité de tension vivante : forme « abstraite », c’est-à-dire traduisant l’intériorité radicale.
Le dévoilement de la picturalité est donc celui de la vie, « la permission, dit M.H., accordée à l’individu d’entendre en lui le bruissement de l’absolu, les grandes forces de l’accroissement qui se pressent en lui sans sa complicité ». K. en effet a perçu dans sa pureté l’essence de l’art en proscrivant ce qui lui est étranger. L’élimination de l’objet et des significations objectives et pratiques qui constituent celui-ci est la condition du dévoilement des éléments picturaux dans leur pureté. La visée figurative voilerait la sonorité de l’élément pictural pur comme on peut le constater devant l’esquisse Cosaques (1910) ou Paysage romantique (1911) qui suppriment tout élément référentiel, le mouvement des baïonnettes, l’élan des chevaux à peine indiqués suffisent à traduire de façon magique la force. L’abolition des finalités qui structurent le mouvement libère celui-ci, comme dans un ballet non-figuratif. En même temps « dans cette remontée sensible au principe de notre vie, dit M.H., se découvre à nous la grande vérité de celle-ci : qu’elle n’obéit qu’en apparence à une finalité étrangère et porte toujours en elle la raison de son action, et cela parce qu’elle est cette raison ».
A son entrée au Bauhaus, K. abandonne sa première manière, l’Abstraction Lyrique, « le débordement de la couleur, dit M.H., le jaillissement des masses mobiles traversant la toile en diagonale, y déposant au passage des zones de turbulence et partout cette agitation cosmique dont la force est telle que même un thème d’apparence négative comme Le Déluge semble n’être que l’effet d’une surabondance de vie ». Apparaît alors chez lui un nouveau dynamisme, plus géométrique mais c’est toujours sur le contenu abstrait de l’art, son assise métaphysique secrète, que K. construit son programme de recherche.

Le point, la ligne, le point, font l’objet de son étude célèbre où sont analysées les possibilités des éléments simples de l’abstraction. « L’impact de l’angle aigu sur un cercle, dit-il, produit un effet qui n’est pas moins puissant que le doigt de Dieu touchant le doigt d’Adam chez Michel Ange ». Le point, entité géométrique, concision absolue, dès qu’il est dessaisi de sa valeur, « ultime et unique union du silence et de la parole », placé de façon insolite, crée un effet de dépaysement. Il demeure en soi comme le cercle – grâce à sa tension concentrique.
Quand le point est poussé dans une direction sous l’effet d’une force, il devient ligne – courbe ou ligne brisée, c’est-à-dire avec des significations différentes. Le nombre infini de lignes exprime directement la pulsion, le drame quand deux d’entre elles entrent en conflit etc. L’énergie de la vie s’engouffre en elles.
Le Plan Originel enfin, c'est-à-dire la taille et la matière du panneau, possède à lui seul une signification dont les grands maîtres du passé avaient conscience. K. analyse ce que M.H. nomme « les propriétés régionales »du P.O., la valeur qu’y prennent les formes selon leur insertion, l’équilibre subtil des tonalités intérieures, le choix de leurs conflits. « L’histoire qui nous est contée ici, c’est l’histoire de notre vie ».(M.H.)
L’unité des éléments doit être le produit de la composition qui ne réside pas dans l’espace extérieurement conçu comme composé de parties homogènes, indépendantes. La peinture ne s’explique pas à partir des catégories du monde, l’être réel des lignes provient de la force qui les produit. Tout s’effectue hors extériorité.

Des couleurs invisibles, car elles possèdent une tonalité affective, « une chair », dérobent leur être à la lumière du visible et se révèlent, dit M.H. « dans la Nuit de leur affectivité pure ». L’expérience esthétique n’est pas une expérience d’objets, l’expérience du rouge ne consiste pas à percevoir un objet rouge mais à éprouver le pouvoir en nous du rouge. Les couleurs reflètent donc l’immédiateté du pathos de la vie, faisant l’économie du langage. Aussi Carlo Argan disait-il que l’art de K. est « le premier et parfait modèle d’un art populaire moderne » puisqu’il élimine la médiation des références culturelles, intellectuelle, d’une interprétation du sens. La couleur est impression pure, sa sonorité fondamentale ne peut être découverte qu’éprouvée. « Il s’agit (M.H.) d’une expérience invisible, sise en sa subjectivité absolue, consistant en son immédiateté pathétique ».

Formes et couleurs : Elles ont une essence commune, leur tonalité, mode de la vie subjective, leur unité existe en droit dans l’ontologie de l’abstraction kandinskyenne. L’homogénéité des modalités de la vie subjective n’exclut pas les différences, la vie étant le passage constant de nos sentiments les uns dans les autres, l’oscillation (M.H.) de la souffrance à la joie qui constitue le fond de notre être. Telles sont « les lois fabuleuses de l’abstraction , poursuit M.H.,l’unité du monde que sa diversité laisse subsister, unité parce que ce monde n’existerait pas s’il ne s’éprouvait intérieurement lui-même, dans une subjectivité qui n’est rien d’autre que cette épreuve intérieure que le monde fait à chaque instant de soi : son affectivité [ ] La couleur n’existerait pas sans la sensation, l’auto impression de la couleur, c’est l’unité de l’affect qui permet le maintien de la diversité et de la coexistence ».

Difficultés relatives à l’unité des couleurs et des formes. Il s’agit du voilement que produit leur rencontre puisque chacune possède sa propre tonalité. Comment la réalité intérieure d’un cercle ou d’un rouge peut-elle conserver son autonomie ? Ce qui semble être un obstacle majeur, K. le perçoit comme la condition même et la nature de la composition. Il a compris que « l’Etre est indissociable, qu’il n’y a qu’un seul monde comme il n’y a qu’une seule vie » (M.H.) Aussi la méthode de l’analyse de K. est-elle celle des variations au sein d’une unité complexe, la mise en jeu de leurs résonances réciproques.

Composition : K. n’exclut pas l’objet dans la composition à la condition qu’il soit comme chez le Douanier Rousseau qu’il admirait, c'est-à-dire tenant son pouvoir d’étrangeté de la perte des caractères qu’il revêt dans la perception ordinaire – entendons que sa réalité soit sise en la subjectivité absolue, car la composition du tableau n’a rien à voir avec les lois du monde, la liaison objective des formes et des couleurs. Le principe de l’union des formes est la tonalité, le peintre doit transmettre un pathos général, tel est le réquisit de la Nécessité Intérieure

L’art monumental, K. désigne par là la convergence des énergies qui constituent ensemble l’activité créatrice des hommes : « Les moyens employés par chaque art, vus de l’extérieur, sont complètement différents : sonorité, couleur, mot [ ] En dernier lieu et vus de l’intérieur, ces moyens sont absolument semblables », c’est-à-dire que, de la même manière que la subjectivité des éléments picturaux qui fonde leur unité, la subjectivité des éléments hétérogènes des différents arts peut se fondre en une unité, unité ontologique qui bien entendu ne supprime nullement la réalité de leurs différences. Cela implique que la subjectivité qui est au principe de la diversité et de l’unité des arts constitue leur unité. Et c’est pour le phénoménologue moins la réalisation du Gesamtkunstwerk qui importe que cette affirmation. Car ce qu’elle assure est la nature de l’imagination qui est au fondement de l’œuvre d’art. L’imagination cesse d’être, selon la définition fameuse de Kant, la faculté de se représenter une chose en son absence. Elle est devenue le pouvoir de la rendre réelle. Son mouvement, explique M.H., est le mouvement de la vie, son devenir interne, elle est le propre travail de la vie dans son inlassable effort d’autodifférenciation.

Musique et peinture La conception de l’Art monumental est issue d’une méditation sur la musique et son rapport avec la peinture. Ce rapport n’est qu’un cas particulier d’un problème plus général qui est celui de nos sens entre eux. Comment en effet ces sens qui nous apportent un contenu différent nous ouvrent-ils à un seul et même monde ? C’est parce que ces différents sens sont un seul et unique pouvoir sous la pluralité de ses modes. Et ce qui fait que voir, entendre, toucher, sentir sont le Même, c’est leur subjectivité, parce que notre corps est un corps subjectif, unité de tous les pouvoirs, de tous les sens qui le composent. C’est parce que tous ces sens auxquels s’offre le monde n’en font qu’un que celui-ci, à son tour, n’est qu’un seul et même monde (M.H.).
Cette subjectivité pathétique qui est au principe de ses analyses, cette dévaluation de l’extériorité, sa référence à la musique comme « l’art le plus immatériel », K. en a reçu l’idée de sa lecture du Monde comme Volonté et comme Représentation de Schopenhauer, le philosophe le plus lu en 1900, qui a rompu avec la philosophie occidentale vouée depuis Descartes à une théorie de la connaissance. Il a fait de la Représentation le double illusoire, de la réalité inobjectivable, intérieure et cachée de l’Etre, qu’il appelle Volonté et qui n’est qu’un nom pour la vie. Dans son esthétique, il confère à la musique le pouvoir suprême de révéler immédiatement cette Volonté nocturne, sans la médiation de l’apparence visible et cela par une ordonnance des sons, la mélodie qui va reproduire l’histoire une et toujours variée de la succession des désirs, déceptions, chagrins, espérances, joies fugitives etc. Rythmes, accords, tons, procédés purement musicaux ont le pouvoir de signifier notre existence la plus intime. D’où la musique, d’autre part, tient-elle son pouvoir de généralité ? C’est qu’elle exprime, mime la dynamique affective, passage de la souffrance à la joie, quelle que soit leur motivation. Elle est le dénominateur commun de toute expérience, elle représente la totalité des situations qui peuvent être vécues par l’homme, elle convient à tous, indifférente à la partie matérielle des événements, dit Schopenhauer.
« Il m’apparut clairement, écrit K. dans Regards sur le passé, que la peinture pouvait développer les mêmes pouvoirs que ceux de la musique ». Ce qui signifie (M.H.) tous les pouvoirs de la vie, aimer, souffrir et surtout s’accroître et au lieu de figurer le monde, exprimer la Vie, simuler le monde qui importe vraiment, le monde invisible du Désir et de son histoire, un référent cédant la place à un autre, l’Extérieur à l’Intérieur. L’art ne serait-il qu’un moyen ? « Je ne peins pas des états d’âme », dit Kandinsky.

L’essence de l’art : Ce dernier n’est donc pas plus une mimesis de la vie qu’il n’est celle de la nature. L’ultime intuition de K. est que parce que la vie n’est jamais pour elle-même un objet qu’elle doit former l’unique contenu de l’art et de la peinture – pour autant que ce contenu est invisible. Comment donc est-elle présente dans l’art ? (Dans ces derniers chapitres M.H. s’exprime en son nom propre, le texte qui suit est entièrement composé de ses formules mais il faut se reporter au chapitre pour une complète intelligibilité car il met en jeu toute sa philosophie). L’art ne représente rien : ni monde, ni force, ni affect, ni vie. Il est un mode de la vie. Et la vie est présente dans l’art selon son essence propre. Car celle-ci n’est pas seulement l’épreuve de soi mais, comme sa conséquence immédiate, l’accroissement de soi – ce qui signifie être affecté d’un « plus » qui est le « plus de soi-même », jouissance de soi. L’art est l’accomplissement de cet éternel mouvement, le devenir de la vie, le mode selon lequel ce devenir s’accomplit .La peinture fait voir en tant qu’elle rend la vision à elle-même, accroît sa capacité de voir dans l’intensité de son pathos. Et en même temps qu’à la vision, c’est à la force qu’elle donne licence de s’accomplir et de se révéler. Comment comprendre ce couple primordial Force (désir) / Affect ? L’affectivité est la présupposition de la Force et non son effet, c’est ce pathos qui fonde toute force qu’exprime la peinture. L’art est un fait de culture, c’est-à-dire qu’il est le procès par lequel la vie réalise son essence éternelle, poussant à son terme chacun de ses pouvoirs. Quant à l’imagination, elle est le propre historial de la subjectivité, l’expansion de son pathos, le mouvement par lequel chaque sonorité en éveille une autre.

Toute peinture est abstraite : L’essence de la vie étant éternelle, elle est indifférente à l’histoire. La séquence réaliste du XIXe siècle ne doit pas abuser sur la préoccupation majoritaire de l’art, dont le thème initial est la vie en ce qu’elle a de sacré, et justement d’invisible. Sacrée parce que nous la vivons sans l’avoir posée ni voulue, que cette passivité en nous de la vie à l’égard de soi, c’est notre subjectivité pathétique, le contenu abstrait de l’art éternel. Depuis le christianisme notamment, c’est cette vie-là avec ses tonalités qui a été peinte inlassablement : joie, amour, pardon, purification, don, foi, certitude avec ses contraires, peur, doute, envie, orgueil, cruauté, luxure, souffrance etc. Tout cela donnant lieu à des scènes que nul n’a vues, conversation sacrée, résurrection, langues de feu de l’esprit. L’imagination a déporté la peinture soi-disant figurative dans l’abstraction la plus pure, comme en témoigne entre autres le retable de Grünewald, ici brillamment décrit.

L’art et le cosmos : Tout être, tout objet selon K. possède sa résonance intérieure, une vie invisible est partout répandue sous l’enveloppe des choses et les soutient dans l’être. Dans Regards, il déclare : « Il est sans importance que l’artiste recoure à une forme réelle ou abstraite, car elles sont intérieurement équivalentes ». Si les choses ont une sonorité qui les insère dans le domaine de l’abstraction, n’est-ce pas que la structure de l’art et celle de l’univers sont la même ? Il parlait d’un Grand Domaine, réalisant l’unité de l’Art et de la Nature, affirmant la similitude entre la création esthétique et celle cosmique Cela suppose que soit écartée la notion galiléenne qui a exclu de la nature toutes les qualités sensibles et retenue la nature dont les qualités sont des impressions. Cette nature dont l’essence est la Vie, c’est le cosmos auquel appartiennent toute chose, tout élément à condition qu’ils soient sensibles. K. est revenu souvent à l’idée d’un cosmos vivant, conçu comme une immense composition subjective. L’abstraction ne s’oppose pas à la nature, elle en découvre l’essence véritable. Tel est le thème de la dernière manière de K. qui imagine tous les possibles non nés qui peuplent ses toiles où ils évoluent dans l’apesanteur d’un chromatisme froid, dépouillés de substance. « Nous regardons pétrifiés [ ]ces hiéroglyphes de l’invisible. Nous les regardons : des forces qui sommeillaient en nous et attendaient depuis des millénaires [ ] qui déroulent des espaces et engendrent les formes des mondes, les forces du cosmos se sont levées en nous et nous entraînent hors du temps [ ] L’art est la résurrection de la vie éternelle »(M.H.)